27.

Quelques instants plus tard, la Brésilienne surgit dans le bureau de Carroll telle une tornade tropicale.

— Vous ne pouvez pas me faire cela ! Je suis citoyenne du Brésil !

— Excusez-moi, mais vous devez me confondre avec quelqu’un qui en a quelque chose à foutre. Si vous vous asseyiez ? lui proposa Carroll sans se lever derrière son bureau encombré.

— Pourquoi ? Pour qui vous prenez-vous ?

— Je vous ai demandé de vous asseoir. C’est moi qui pose les questions, pas vous.

Carroll se cala dans son fauteuil et dévisagea Isabella Marqueza. La jeune femme avait des cheveux mi-longs noirs et brillants. Sa bouche charnue, d’un rouge très vif, surlignait l’arrogance du menton.

Sa chevelure, ses vêtements, et même sa peau, paraissaient coûteux. Elle portait un pantalon de cheval moulant en velours gris, une chemise en soie, des santiags et une veste en fourrure. Le grand chic terroriste, songea Carroll.

— Vous vous habillez comme un richissime Che Guevara, lui dit-il en souriant.

— Je n’apprécie pas vos tentatives pour faire de l’humour, senhor.

— Ah ? Eh bien, bienvenue au club. (Le sourire de Carroll s’élargissait.) Je n’apprécie pas davantage vos tentatives pour massacrer les gens.

Il connaissait cette femme de réputation. Isabella Marqueza était une journaliste et photographe de presse de renommée internationale. Et la fille d’un homme fortuné qui possédait des usines de pneus à Sao Paulo. Bien que ce fût impossible à prouver, on lui attribuait la mort de citoyens américains au Brésil.

On la croyait, entre autres, responsable de l’enlèvement, puis du meurtre barbare, commis de sang-froid, d’un ingénieur de la Shell et de sa famille, au mois de juin précédent. L’homme d’affaires américain, son épouse et leurs deux petites filles avaient disparu à Rio. Leurs corps atrocement mutilés avaient été retrouvés, quelques jours plus tard, dans une favela.

On soupçonnait surtout Isabella Marqueza de travailler pour le GRU, par l’intermédiaire de François Monserrat. En outre, la rumeur courait qu’elle avait été la maîtresse de ce dernier.

Arch Carroll n’aurait pu imaginer regard plus outré et plus froid que ceux qu’elle lui jetait depuis son entrée dans la pièce. Elle le fixait avec des yeux noirs brûlants de fureur.

Le policier secoua la tête d’un air las et repoussa son gobelet de café bouillant. Il observa la jeune femme, qui lui faisait l’effet d’une tempête sur le point de se déchaîner. Il la vit se pencher en avant et taper des deux poings sur le bureau : l’éclat impétueux, la lueur qui embrasait ses yeux noirs étaient spectaculaires.

— J’exige de voir mon avocat ! Immédiatement ! Je veux mon avocat ! Appelez-le. Maintenant, senhor !

— Le truc, voyez-vous, mademoiselle, c’est que personne ne sait que vous êtes là, rétorqua Carroll d’une voix délibérément douce et courtoise.

Il avait décidé que, quoi que fit la Brésilienne et quelle que fût son attitude, il se conduirait exactement à l’inverse.

Deux des agents de Carroll avaient appréhendé Isabella Marqueza sur la 70e Rue Est, ce matin-là, au moment précis où elle mettait le pied dans la rue, au sortir de son appartement. Elle leur en avait donné pour leur argent, poussant de grands cris et se débattant, au vu et au su des passants.

Lesquels, en bons New-Yorkais de l’East Side, avaient assisté à la scène sans moufter, avec sur le visage cet air détaché des gens qui observent un incident qui les intéresse mais ne les concerne pas particulièrement.

— Vous m’avez kidnappée en pleine rue, s’insurgea-t-elle.

— Laissez-moi vous faire une confidence, fit Carroll sur un ton toujours aimable. Au cours des dernières années, j’ai été contraint d’enlever quelques personnes comme vous. Appelez cela la nouvelle justice. Ou appelez cela comme vous voudrez. Vous comprendrez que le kidnapping ne m’impressionne plus des masses. En fait, j’aime assez l’idée d’être un ravisseur. Je kidnappe des terroristes. Je trouve le principe plutôt sympathique, vous savez. Vous n’êtes pas le cet avis ?

— J’exige de voir mon avocat ! Allez vous faire voir ! Mon avocat est Daniel Curzon ! Vous connaissez ce nom ?

Arch Carroll acquiesça d’un signe de tête. Qui ne connaissait pas Daniel Curzon ?

— Daniel Curzon est un pauvre con. Je ne veux même pas entendre son nom. Je parle sérieusement.

Les yeux de Carroll se posèrent alors sur une pochette d’aspect banal, couleur kraft et entourée de ficelle, qui était posée sur son bureau. Ce dossier contenait la justification morale de la conduite qu’il estimait nécessaire de suivre dans l’immédiat.

La chemise kraft renfermait une dizaine de clichés noir et blanc et couleur de la famille de Jason Miller, précédemment domiciliée à Rio : la famille assassinée du cadre supérieur de la Shell. Elle incluait aussi les photographies d’un couple d’Américains qui avait disparu à la Jamaïque, d’un comptable de la filiale colombienne d’Unilever et d’un dénommé Jordan, qui s’était mystérieusement volatilisé au printemps précédent.

Carroll leva les yeux sur la Brésilienne et poursuivit, posément :

— Je m’appelle Arch Carroll. Je suis né ici même, à New York. Un petit gars du coin… Fils d’un flic qui était lui-même fils de flic. Je reconnais qu’on manque peut-être un peu d’imagination dans la famille…

Carroll marqua une courte pause, le temps de rallumer un reste de mégot de cigarette – tout à fait dans l’esprit de Tchatcheur.

— Mon travail consiste à localiser les terroristes qui menacent la sécurité des États-Unis, reprit-il. Ensuite, s’ils n’ont pas trop de relations politiques, s’ils ne sont pas trop protégés, je m’emploie à mettre un terme à leurs activités… Si on envisage les choses sous un autre angle, on peut sans doute considérer que je suis un terroriste à la solde des États-Unis. Je suis les mêmes règles que vous… C’est-à-dire aucune. Alors, oubliez vos avocats de Park Avenue. Les avocats, c’est pour les personnes gentilles et civilisées qui respectent les règles. Pas pour nous.

Carroll dénoua lentement la ficelle de la pochette kraft. Il fit ensuite sortir les photographies qu’elle contenait avant de les pousser nonchalamment l’une après l’autre vers Isabella Marqueza.

— Ça, c’est le corps de Jason Miller. Miller travaillait comme ingénieur pour Shell. Ainsi que vous et vos employés de Sao Paulo le savez, il était également enquêteur financier pour le secrétariat d’État aux Affaires étrangères. Un homme charmant, d’après ce qu’on m’a dit… Il collectait certes des informations pour le ministère, mais il était somme toute plutôt inoffensif…

Carroll fit doucement claquer sa langue plusieurs fois. Son regard croisa brièvement celui d’Isabella Marqueza.

Celle-ci était muette, maintenant. La voix suave du policier semblait l’avoir déstabilisée. De plus, elle ne s’était manifestement pas attendue à se retrouver avec ces clichés entre les mains.

— Là, c’est la femme de Miller, Judy. Elle était vivante, sur cette photo. Un joli sourire, assez typique du Midwest. Puis, là, on a deux petites filles. Ou plutôt leurs cadavres. Je suis moi-même père de deux petites filles. En fait, j’ai deux filles et deux garçons.

Carroll sourit de nouveau. Il s’éclaircit la gorge. Il avait besoin d’une bière – une bière et un whisky irlandais bien tassé auraient vraiment été les bienvenus. Il étudia Isabella Marqueza pendant un moment. Puis il reprit la parole :

— Au mois de juillet, l’année dernière, vous avez participé aux meurtres avec préméditation des quatre membres de la famille Miller.

La Brésilienne se leva d’un bond de son siège dans la salle d’interrogatoire. Elle se remit à hurler :

— Je n’ai rien fait ! Prouvez ce que vous dites ! Non ! Je n’ai tué personne ! Jamais. Je ne tue pas des enfants !

— Épargnez-moi ces bobards ! Notre petite discussion amicale est terminée. Vous vous foutez de la gueule de qui, nom de Dieu ?

Sur ces paroles, Carroll referma d’un coup sec la chemise kraft chiffonnée, la fourra dans son tiroir de bureau et leva de nouveau les yeux sur Isabella Marqueza.

— Personne ne sait que vous êtes là ! Personne ne saura jamais ce qui vous est arrivé à partir d’aujourd’hui. Tout comme la famille Miller au Brésil.

— Vous racontez des conneries, Carroll…

— Ah oui ? la coupa-t-il. Poussez-moi un peu et vous allez le vérifier très vite.

— Mon avocat, je veux voir mon avocat…

— J’ai peur que ce ne soit pas possible…

— Je vous ai donné son nom, Curzon, Daniel Curzon…

— C’est un joli nom, mais ça ne change rien : vous ne le verrez pas.

Isabella Marqueza dévisagea Carroll en silence. Puis elle croisa les bras et se rassit. Alluma une cigarette.

— Pourquoi est-ce que vous me faites ça ? Vous êtes fou.

Voilà qui est mieux, pensa Carroll.

— Parlez-moi donc de Jack Jordan, là-bas, en Colombie. Le comptable américain descendu à la mitraillette dans l’allée de son jardin. Sous les yeux de sa femme.

— Jamais entendu parler de lui.

Carroll émit un nouveau claquement de langue et hocha lentement la tête. Il affichait un air vraiment déçu. Assis derrière son bureau, dans cette pièce dépouillée et morne, il avait l’expression d’un homme auquel son meilleur ami vient inexplicablement de raconter un énorme bobard.

— Isabella. Isabella… (Il poussa un soupir exagéré.) Je crois que vous ne saisissez pas le fond de l’histoire. Je crois que vous ne comprenez pas exactement la situation. (Il se leva, s’étira, réprima un bâillement.) Vous voyez, vous n’existez plus. Vous êtes morte, brusquement, ce matin. Un accident de taxi sur la 70e Rue Est. Personne n’a pris la peine de vous le dire ?

Carroll se sentait vidé, à présent. Il n’avait qu’une envie, en terminer au plus vite avec cet interrogatoire.

Il avait désespérément besoin d’un verre d’alcool.

— Vous avez été la maîtresse de François Monserrat, ici, à New York, reprit-il. Allez. Nous le savons déjà. Pas l’été dernier, celui d’avant. Ici même, à Nueva York.

Isabella se tenait assise, tête baissée. Sa jambe droite tapait nerveusement sur le sol, mais elle ne semblait pas en être consciente. Elle avait l’air physiquement malade.

— Qui est Monserrat, bordel ? Comment obtient-il ses renseignements ? Comment obtient-il des informations qu’absolument personne en dehors des membres du gouvernement américain ne pourrait obtenir ? Qui est-il ?

Il entendait sa propre voix, retentissante, comme si elle était un son étranger dans une chambre de réverbération.

— Écoutez… Écoutez-moi très attentivement… Si vous me parlez maintenant, si vous me dites ce que vous savez de François Monserrat – seulement ce qui concerne son rôle dans l’attentat de Wall Street… Si vous faites cela, je vous laisse partir. Je vous le promets. Personne ne saura que vous êtes venue ici. Parlez-moi seulement de l’attentat de Wall Street. Rien de plus. Rien d’autre… Que sait François Monserrat de cet attentat à la bombe ?…

Trente minutes encore, à cajoler Isabella Marqueza, à la menacer, à vociférer ; trente minutes éreintantes pendant lesquelles la voix de Carroll s’enroua, son visage se congestionna ; trente minutes pendant lesquelles sa chemise lui sembla s’imprimer dans son corps en sueur.

Alors, la jeune femme se leva et hurla :

— Monserrat n’a rien à voir avec cette histoire ! Il ne comprend pas non plus… Personne ne comprend le sens de cet attentat. Lui aussi est à la recherche de Green Band. Monserrat les cherche, lui aussi !

— Comment le savez-vous, Isabella ? Comment savez-vous ce que fait Monserrat ? Vous l’avez forcément vu !

La Brésilienne plaqua la paume de sa main sur ses yeux creusés et cernés :

— Je ne l’ai pas vu. Je ne le vois pas. Jamais.

— Alors, comment êtes-vous au courant ?

— Des messages circulent. On chuchote des choses, dans certains lieux. Personne ne voit Monserrat.

— Où se trouve-t-il, Isabella ? Il est ici, à New York ? Où est-il, nom de Dieu !

La jeune femme secouait obstinément la tête.

— Je n’en sais rien. Je ne sais pas.

— À quoi ressemble Monserrat, aujourd’hui ?

— Comment voulez-vous que je le sache ? Il se métamorphose sans cesse. Il passe son temps à se métamorphoser. Parfois il a des cheveux bruns et une moustache. Parfois des cheveux gris. Des lunettes de soleil. Parfois une barbe. (Elle s’interrompit.) Monserrat n’a pas de visage.

Alors, consciente d’en avoir trop dit, Isabella Marqueza se mit à sangloter. Carroll s’adossa au dossier de son fauteuil et appuya la tête contre le mur crasseux du bureau. Elle ne savait rien de plus ; il en était certain.

Personne ne savait rien sur Green Band.

Mais c’était impossible, non ?

Quelqu’un devait bien savoir ce que Green Band voulait, merde !

Mais qui ?

Vendredi Noir
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